Jalons pour une  histoire des pendues de Monterfil1 
   									    Au mois d’août 2014, de nombreux médias ont  publié un article de l’Agence France-Presse consacré à celles qu’il est coutume  de nommer les « pendues de Monterfil » et titré  « 70 ans après l’épuration, le tabou des  pendues se lézarde à Monterfil »2.  A en croire l’auteur, un très lourd secret expliquerait que les  commémorations de la Libération s’effectuent dans une relative discrétion. Bien  plus : nous découvrons au fil de la lecture que 70 des 1 300 habitants que  compte ce petit village situé à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Rennes  ont « enfin osé », en 2014, venir rendre hommage à trois femmes accusées  à tort de collaboration et victimes d’une « épuration sauvage »  orchestrée par des « résistants de la dernière heure ».  
   									    
   									      
   									          | 
								           
   									      
   									        | A Rennes, Arrestation d'un collaborateur place de la Mairie. Wiki-Rennes. | 
								           
								         
   									    Sous l’Occupation, les trois victimes  travaillent comme aide-cuisinières dans un camp de transmissions occupé  par les Allemands installé à proximité du village. Selon l’article de l’AFP, une fois la Libération  venue, elles sont arrêtées et transférées à la prison de Rennes. Rapidement libérées  cependant, elles sont, toujours d’après la même source, arrachées aux  gendarmes par une « douzaine de jeunes gens armés et fortement  alcoolisés » qui sont originaires du village et dont l’un est le fils du  maire. Ceux-ci les accusent d’avoir couché avec les Allemands et d’avoir  dénoncé des résistants. Elles sont ramenées alors à Monterfil et tondues sans  que la population du village « n’ose intervenir » explique le  journaliste. Le 4 août 1944, après un semblant de procès, elles sont conduites dans  un bois situé dans le village voisin d’Iffendic pour être pendues et,  « parce que la corde ne coulissait pas », achevées à coups de pelle. Au-delà du caractère sensationnaliste de  l’article, favorisé il est vrai par les événements eux-mêmes, il semble  nécessaire de contextualiser cet épisode et ainsi l’analyser en tant  qu’historien. 
   									    Le rôle de l’historien : contextualiser les tontes 
   									    Tout d’abord, il convient de préciser  que la Libération, en Bretagne comme dans les autres régions françaises, est à réinscrire  dans un climat culturel de sortie de guerre et dans un lent processus de retour  à l’ordre républicain.  
   									    En effet, l’épuration dite de voisinage ou populaire, termes préférés par les spécialistes à celui d’épuration sauvage,  ne peut-être comprise sans être mise en relation avec la phase de brutalisation  qui précède la Libération et dans celle de l’insurrection qui caractérise les  journées libératrices3.  Dans une région précocement anglophile et gaulliste, dans laquelle la  Résistance s’est considérablement développée au fil des mois, la répression  allemande se durcit en 1944. Les rafles, les arrestations et les déportations ainsi  que les attaques de maquis opérées par les occupants créent un fort climat de  terreur4. Sans nier les règlements de compte et les dérapages qui ont pu avoir lieu à la  Libération, à l’instar de ceux de Monterfil, le basculement soudain de quatre  années de peur, d’oppression et de privation à la liberté permet alors de mieux  comprendre l’éruption de violence et certains excès qui ont eu lieu  durant cette période. Après de longs mois d’une guerre et d’une Occupation qui ont  transformé les populations en contribuant à rendre les individus plus durs, le  dérèglement des comportements qui est constaté un peu partout à la Libération  peut également s’expliquer par l’anomie qui règne au sein des communautés  durant cette période5. Dès le départ des Allemands, il s’agit de sanctionner les collaborateurs les  plus dangereux ainsi que des individus qui ont pratiqué le marché noir ou encore  des femmes suspectées de collaboration intime.  
   									    
   									      
   									          | 
								           
   									      
   									        | Carte postale. Collection particulière. | 
								           
								         
   									    Avant d’être exécutées, Marie Guillard,  âgée d’une cinquantaine d’années, sa fille Germaine et Suzanne Lesourd,  respectivement âgées de 21 et 25 ans, sont frappées, tondues, dénudées,  exhibées, recouvertes de croix gammées et laissées pendant des heures attachées  au soleil. Les historiens ont beaucoup travaillé sur ces problématiques qui sont  dorénavant bien connues, loin du cliché d’un quelconque « tabou ». Les  3 tondues sont à intégrer aux 20 000 cas recensés par Fabrice Virgili à  l’échelle de la France, au nombre plancher de 272 pour la Bretagne et aux 24  comptabilisées en Ille-et-Vilaine. Les deux tiers des tontes que Luc  Capdevila a repérées dans la région ont eu lieu en août 1944, c’est-à-dire  après la fuite des occupants6.  Elles sont plus nombreuses  sont les plus nombreuses dans les zones où les FFI ont été les  plus actifs à la Libération, ceux-ci opérant souvent un ratissage des communes  à la recherche des femmes à tondre. En Bretagne, 80 % des tondaisons  leur sont imputables. Nous savons également que dans de nombreux cas, les  gendarmes, les policiers ou les soldats alliés laissent faire, donnent leur  autorisation ou organisent les tontes. A Monterfil, les gendarmes sont  dépossédés des trois femmes alors qu’elles viennent d’être remises en liberté.  Toutefois, l’article ne mentionne pas la suite de leur emploi du temps. Il  serait intéressant de savoir si ces derniers ont suivi les résistants jusqu’à  Monterfil et s’ils étaient parmi la foule au moment de la tonte, lui donnant ainsi un caractère semi-officiel, à la lisière du légal et de  l’illégal.  
   									    Les trois femmes de Monterfil sont  accusées de collaboration intime mais aussi de dénonciations. Ces deux griefs  sont intimement liés à la Libération et peuvent être comparés aux principaux chefs  d’accusation qui sanctionnent les tontes à l’échelle nationale. A ce niveau,  les relations sexuelles interviennent pour 42,1 % et la délation pour 6,5 % des  cas, ce qui infirme l’idée de tontes réprimant exclusivement la  collaboration sentimentale7. Toutes cependant sont une violence attentatoire au féminin, ce que Fabrice  Virgili a nommé le retour d’une « France virile ». Les résistants de  Monterfil se réapproprient le corps des femmes avec une volonté de le montrer  tout en le dégradant. De cette façon, ils réaffirment une masculinité bafouée  par la défaite de 1940 et l’Occupation.  
   									    Il semble que les événements du 4 août  s’inscrivent aussi dans une ambiance débridée puisque certains résistants sont  enivrés. Indiscutablement, la consommation de boissons est partie intégrante  des rites de la Libération et propice à la transgression8.  Comme le souligne le philosophe Alain Brossat, « la Libération est  libation ». La société libérée prend sa revanche sur les corps  « contraints, amaigris, réduits au silence sous l’Occupation » et sur  ceux des trois aide-cuisinières qui n’ont pas été confrontées – ou de façon moindre  – aux difficultés  alimentaires9.  
   									    
   									      
   									          | 
								           
   									      
   									        | Carte postale. Collection particulière. | 
								           
								         
   									    Des tontes aux exécutions sommaires  
   									    En août 1944, les exécutions sont  nombreuses et  la conséquence d’une justice radicale, une nouvelle fois mise  en œuvre par les résistants. En effet, sur les 581 exécutions sommaires  relevant de l’épuration en Bretagne,  10 % sont perpétrées durant ce seul mois10. Or, celui-ci correspond en Bretagne à la phase la plus aigue des combats  que la région a connus de toute la Seconde Guerre mondiale. Le cas de Monterfil  n’est donc pas extraordinaire et de la même façon qu’il intègre la haute saison  des tontes, il fait partie de l’acmé des exécutions sommaires. Au  total, les historiens estiment entre 8 et 9 000 personnes le nombre de victimes  d’exécutions sommaires en France à la Libération11. Les 581 individus qui ont trouvé la mort en Bretagne forment un peu plus de 7 %  des victimes françaises. A l’inverse des Côtes-du-Nord et du Morbihan qui, avec  243 et 214 victimes, se classent au 8e et au 9e rang  national, l’Ille-et-Vilaine ne compte que 11 individus exécutés sommairement  et fait partie des départements français les moins concernés par le phénomène12.  
   									    Les femmes n’ont pas été épargnées par ce  dernier puisqu’elles forment entre 31 et 36 % des victimes comptabilisées en  Bretagne, sauf en Ille-et-Vilaine où elles ne représentent que 18 % des personnes  exécutées sommairement. A l’échelle régionale, l’Ille-et-Vilaine se démarque aussi  par la chronologie des faits. Les premières exécutions sommaires y ont lieu  tardivement, une semaine seulement avant le début des combats de la  Libération, tandis que dans les autres départements, elles sont comises  entre septembre et novembre 1943. Comme l’a démontré Christian Bougeard, le  temps comme la géographie des exécutions sommaires démontrent qu’elles sont  majoritairement le fait des résistants. Celles-ci sont donc abondantes dans le  centre-Bretagne et bien plus nombreuses dans le pays bretonnant que dans le  pays gallo, c’est-à-dire dans des zones de force des maquis. Ces précisions  faites, le nombre limité d’exécutions sommaires recensées en Ille-et-Vilaine peut  s’expliquer par la faiblesse des maquis et par son tempérament politique plus  modéré que celui de ses voisins13.  
   									    Il est incontestable que durant cette  période, les niveaux de violence tolérés par les individus sont plus élevés  qu’en temps de paix. A l’échelle de la Bretagne, la perception des violences  épuratoires commises lors des journées libératrices est ambigüe. D’un côté, la  population manifeste des signes d’inquiétude dès la deuxième quinzaine du mois  d’août et peut dénoncer aux autorités les exactions perpétrées par les  résistants ou des groupes de jeunes gens en armes qui se réclament de la  Résistance, de l’autre, les images de foules qui semblent approuver voire  accompagner les résistants dans leur œuvre d’épuration – notamment lors des tontes –  sont nombreuses.  
   									    
   									      
   									          | 
								           
   									      
   									        | Scène de l'épuration populaire à Paris. Wikicommons / Bundesarchiv Bild 146-1971-041-10. | 
								           
								         
   									    Entre la conviction qu’il est nécessaire  de punir ceux qui ont collaboré et la crainte que ces châtiments soient  disproportionnés au regard des faits reprochés, la frontière est extrêmement  poreuse14.  
   									    Les résistants… et la population 
   									    Le rôle joué par les résistants,  constitués pour une part d’éléments extérieurs à la commune, ne doit pas occulter le rôle joué par les populations locales qui se sont souvent dédouanées  sur ceux-ci a posteriori. En effet, à  la différence des tontes opérées dans la clandestinité sous l’Occupation,  celles du mois d’août sont exercées dans un cadre communautaire. Elles sont  publiques et collectives. Si l’engagement personnel est très difficile à  établir, la population joue souvent un rôle majeur, donnant à la tonte une  dimension fusionnelle située à l’interface de la fascination et de la peur. Dès  lors, nous pouvons nous demander quelles furent, en ce début du mois d’août 1944,  les réactions des habitants de Monterfil devant la tonte de ces femmes ?  Il est intéressant de noter que le reportage met uniquement l’accent sur la peur  que ressent la population et n’évoque que les quelques personnes, dont le mari  et père des femmes Guillard, qui réagissent pour aider les épurées ou faire  cesser l’épuration. Mais qu’en est-il des autres habitants présents ?  Sont-ils spectateurs ou pleinement acteurs des  événements ? Qu’il  s’agisse de la première ou de la seconde attitude, toujours est-il que les personnes  qui assistent à la scène n’interviennent pas afin d'y mettre un terme. La tonte semble donc avoir été effectuée avec l’assentiment de tout ou partie  du groupe.  
   									    Si la tondaison a été acceptée, ce n'est  pas le cas de l’exécution. Les résistants ne préfèrent-ils pas se diriger vers  un bois pour pendre ces trois femmes ? Ils sont ainsi à l’abri des regards  et évitent de choquer la population locale. Très souvent la tonte ne se suffit  pas à elle-même et ne peut remplacer d’autres types de répression. Quand  certaines femmes sont transférées devant la justice, d’autres comme Germaine,  Marie et Suzanne, sont exécutées.  
   									    Epuration et tensions au sein de la communauté 
   									    Comment maintenant savoir si la douzaine  d'individus qui participe aux violences est uniquement composée de « résistants  de la dernière heure » comme le souligne l’article ? Ici, l’événement  semble quelque peu brouillé par la personnalité de celui qui est considéré  comme le meneur de l’épuration et qui n’est autre que le fils du maire de  l’époque, le « riche propriétaire terrien redouté de la population  locale », Louis-Gabriel Oberthür. Comme l’a déjà démontré Marc Bergère,  l’épuration se joue au village, c'est-à-dire à la confluence de l’Histoire  exogène et des histoires endogènes. Derrière l’épuration,  l’historien peut apercevoir en toile de fond les tensions qui règnent au sein  de la communauté villageoise et qui ne sont bien souvent que la poursuite de  luttes d’influence engagées avant guerre et exacerbées par l’épisode de Vichy15.  
   									    Dans une région très rurale comme la  Bretagne, l’épuration populaire pratiquée à Monterfil et racontée au prisme de  la mémoire de quelques témoins 70 ans après les faits semble cristalliser de  fortes mésententes entre grands et petits possédants, ou entre possédants et obligés,  et sont probablement liées à des fractures politiques. Louis-Gabriel Oberthür a  en effet succédé à son père dans le fauteuil de maire en 1906 et a ensuite  occupé ce poste sans discontinuer jusqu’en 1945, c’est-à-dire des lendemains de  la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat jusqu’à la Libération16.  Durant une période aussi longue, son regard sur la laïcité, la vie politique de  l’entre-deux-guerres et notamment l’arrivée au pouvoir du Front populaire, ses  prises ou son absence de prises de position sous l’Occupation voire la  puissance et la renommée de la famille ont sans nul doute suscité des  mécontentements. Toujours est-il que des FFI sont installés dans son château dès  avant la Libération.  
   									    
   									      
   									          | 
								           
   									      
   									        | Diplôme de FTP. Collection particulière. | 
								           
								         
   									    Quelques jours plus tard, son fils, le  lieutenant FTP Oberthür, agit hors de tout mot d’ordre de sa hiérarchie et est  intégré par les témoins au groupe des « résistants de la dernière heure ».   Sans nier leur existence, cette évocation est révélatrice d’une certaine  perception des événements, où histoire et mémoire s’entremêlent. En donnant le  sentiment que le peuple français s’était libéré par lui-même, les communistes  ont fait croire à un peuple acteur principal de sa libération et les gaullistes  ont permis de légitimer la France libre face aux Alliés ; mais ils ont aussi  contribué à livrer une image brouillée de la Résistance17.  Dès l’automne 1944, un tri est effectué entre les vrais et les faux patriote,  qui illustre le caractère imparfait de l’unité nationale et les fractures  postérieures entre ceux qui ont lutté et les autres. Pourtant, les pertes  furent nombreuses parmi les résistants à la Libération, qu’ils se soient  engagés précocement ou tardivement. En outre, ces « résistants  de la dernière heure » ne peuvent être considérés comme les seuls acteurs  d’une épuration populaire rejetée par la mémoire18.  
   									    La libération et son corollaire  épuratoire sont en effet des moments où « l’unité du plus grand nombre se  scelle autour de l’exclusion de celles et ceux qui ont failli, sali et trahi19 ».  En recouvrant les femmes de Monterfil de croix gammées, les résistants  souillent leurs corps et leur rappellent ainsi leur propre salissure. Chemin faisant,  ils conjurent le mal  commis et purifient la  communauté20.  En ce sens, l’épuration nettoie l’espace social de ses éléments jugés impurs, de ceux qui menacent la communauté villageoise de dissolution : les collaborateurs  ou ceux qui sont perçus comme tels21 ;  car c’est bien davantage de perceptions que de faits dont il s’agit à  Monterfil. Des perceptions qui ne sont pas, une nouvelle fois, spécifiques au  village breton. Au-delà des textes  normatifs définissant la répression de la collaboration, la société libérée appréhende  l’épuration à travers des aspirations pour le moins troubles et confuses. Les approches que le voisinage en épuration a des collaborateurs ne sont  pas calquées sur celles des juges ou des pouvoirs publics.  
   									    Cette question  des mécanismes et des mobiles impulsant la demande d’épuration a donné  lieu à des investigations historiques qui permettent de dégager un système de  représentations génériques du collaborateur sur lesquelles il convient ici de  s’appuyer22. 
   									    Le stéréotype de  la collaboratrice 
   									    Sous  l’Occupation, les  trois femmes de Monterfil sont aide-cuisinières au service des Allemands. En  cela, elles constituent à elles seules un cas d’école de la construction du  stéréotype de la collaboratrice à la Libération.  
   									    Comme la plupart des femmes sanctionnées  par la population au titre de l’épuration, elles ont été en contact  professionnel avec les Allemands. Nombre de tondues furent effectivement femmes  de ménage, employées de bureau, couturières ou cuisinières au service des troupes  d’Occupation. Travailler pour ces dernières revient à montrer une préférence et  est considéré comme un manquement au devoir patriotique. Par la stabilité de  leur emploi et une rémunération plus élevée que celle des salariés de leur  milieu social, leur situation pouvait être enviée. En agissant ainsi, les trois femmes de  Monterfil se sont séparées de la masse des Français restés patriotes et se sont rapprochés des Allemands. Ainsi, elles ont démontré qu’elles ne partageaient ni l’espérance en une défaite des occupants ni les  difficultés communes. Ces femmes ont trahi leurs compatriotes en donnant de la  nourriture aux Allemands et l’ont symboliquement détournée de la bouche des  Français qui, unis dans la souffrance, en avaient réellement besoin.  
   									    
   									      
   									          | 
								           
   									      
   									        | A Rennes, sur la place de la Mairie, défilé des FFI à la Libération. WikiRennes. | 
								           
								         
   									    Dès lors, elles  sont assimilées à des êtres malfaisants dénués de sens moral, et suspectées  d’avoir couché avec les Allemands. En donnant leurs corps aux ennemis,  elles ont également privé les Français. Elles  sont alors considérées comme des femmes germanisées, ou dans le langage de  l’époque « des femmes à boches », qui ont perdu leur identité  nationale et ne méritent plus d’être Françaises. Ces perceptions démontrent  combien, à l’époque, les femmes ne s’appartiennent pas : elles  adoptent mécaniquement la nationalité de ceux qu’elles servent et donc de ceux  avec qui elles couchent. L’équation travail pour les Allemands/collaboration  sentimentale/délation est ici fatale aux trois femmes de Monterfil.  
   									    De la même  manière, Suzanne Lesourd, originaire de l’Aisne, est particulièrement suspecte.  Si  la communauté est trahie, ce ne peut être que par des individus qui lui  sont extérieurs, qui ne lui appartiennent pas vraiment ou qui sont mal  intégrés aux sociabilités locales. L’épuration devient une occasion de rappeler  à certains qu’ils n’ont jamais été acceptés par la communauté. Dès lors, la  marginalité et le faible enracinement local des réfugiés sont de puissants  vecteurs de suspicion. Celui ou celle qui n’est pas du village est assimilé à  un « ennemi intérieur », particulièrement dans le contexte de la  Libération où le mythe de la 5e colonne est extrêmement prégnant.  
   									    Finalement, l’épuration exacerbe un  contrôle social jamais démenti au sein des communautés villageoises23.  
   									    Les poursuites judiciaires de la fin des années 1940, signe des tensions post-épuration au sein de 
								        la communauté 
   									    Alors que les violences exercées ont  permis à la communauté d’évacuer l’humiliation et la souffrance de l’Occupation  et d’entamer un processus de reconstruction identitaire, il n’en demeure pas moins  que leur intensité connait une chute notable dès septembre 1944. En Bretagne,  elles sont résiduelles passé octobre 1945. Quand, à l’été 1944, les communautés  locales assument globalement les violences perpétrées à l’encontre des  suspects de collaboration, ce n’est plus le cas quelques mois plus tard. Les  violences ne sont plus tolérées par une société en quête de tranquillité. Les esprits s’apaisent et l’épuration légale prend le pas sur  l’épuration populaire. L’opinion critique régulièrement l’épuration perpétuée  par les tribunaux mais au fil des mois s’en désintéresse.  
   									    L’épuration ne peut toutefois se résumer  aux événements de l’été 1944 et nul doute que la pression sociale continue à  s’exercer de longues années après la Libération à l’encontre des épurés ou des  proches et des familles d’épurés, ce que l’historien Marc Bergère appelle  « la dimension rampante de l’épuration ». Alors que certains épurés sont  restés dans la commune de leur épuration en étant rejetés par les autres  habitants, bien plus nombreux sont ceux qui ont préféré déménager afin de se soustraire  au regard des villageois et ainsi se reconstruire. A Monterfil, bien qu’un  témoin affirme que « ce qui comptait pour ces assassins, c’est que les  gens du pays ne parlent pas », les tueurs sont poursuivis dès 1949.  
   									    Si l’on peut émettre l’hypothèse que  l’engagement dans les rangs communistes du lieutenant FTP Oberthür l’empêche de  bénéficier de l'ensemble des protections que peut lui offrir une famille influente, résolument  ancrée à droite et très catholique, l’essentiel est ailleurs. Très vite la  question de l’épuration populaire a divisé et, signe que les temps ont changé, les  victimes ont pu se faire entendre. C’est bien la preuve que le consensus qui  existait autour de l’épuration populaire orchestrée lors des journées  libératrices a disparu. Effectivement, les premières semaines libératrices  passées, les châtiments ne sont plus consensuels. Ils mettent mal à l’aise et  divisent les patriotes. Dès le dernier trimestre de 1944, des enquêtes  aboutissent et des résistants reconnus coupables par la justice de viols, de  passages à tabac ou encore de tontes sont condamnés24.  
   									    
   									      
   									          | 
								           
   									      
   									        | Quand Ouest-France s'empare de l'affaire. | 
								           
								         
   									    Pour autant, la communauté monterfiloise  n’est pas unanime à ce sujet et le rapport de force semble inégal. Le fait que  le nouveau maire de la commune ne communique pas à la famille des pendues  l’emplacement exact des tombes après que deux d’entre elles ont été exhumées du  bois pour être inhumées dans le cimetière du village voisin est révélateur du  climat qui règne dans le village au tournant des années 1950. Ceci nous conduit  à proposer deux hypothèses non exclusives l’une de l’autre. En gardant le  silence, le nouvel édile joue la carte de l’apaisement et évite de réveiller  les passions des heures sombres de la Libération. Plus sûrement, il cherche à éviter  le rassemblement de la famille et des proches des pendues afin d’honorer leur  mémoire. Cette commémoration aurait probablement été vécue comme une  provocation par des Monterfilois qui n’auraient pas manqué de réagir. En 1950,  la sensibilité de l’opinion publique quant à l’épuration peut est encore vive.  
   									    Et tandis que le processus légal d’épuration n’est  pas terminé, c’est au tour des épurateurs d'être poursuivis par la  justice. Après avoir bénéficié d’un non-lieu en 1945, ils  sont amnistiés en 1951, après que l’affaire ait été relancée deux ans plus tôt. Ironie de l’histoire, la loi d’amnistie dont un grand  nombre d’anciens collaborateurs a profité dans une logique de désépuration bénéficie ici à ceux  qui ne sont plus considérés comme des résistants mais bel et bien comme des  criminels25. Le cas de Monterfil permet de mettre en lumière une  dimension importante des lois d’amnistie : si elles concernent  principalement les épurés, il ne faut pas oublier qu’elles incluent aussi  certains résistants qui ont « dérapé » à la Libération et qui ont été sanctionnés.  Au-delà d’un oubli de la face sombre de la France occupée, ces lois cherchent  à effacer toutes les divisions et les séquelles issues de  cette période. Mais la mémoire des actes n’est pas morte avec les amnisties et  encore moins avec la disparition des épurés.  
   									    La marche blanche de l’été 2014, un révélateur des  relations d’une société avec son passé 
   									    A Monterfil, en cet été 2014, une marche blanche a été  organisée et une pétition remise au maire afin de demander la  réhabilitation des trois femmes. Certains membres de la famille réclamant  l’installation d’une stèle dans le « bois des pendues » et  l’inscription du nom des trois épurées sur le monument aux morts en tant que  victimes de guerre. Quant au premier magistrat d’Iffendic, il a accepté  d’entamer des négociations avec le collectif militant pour cette réhabilitation  afin d’offrir une sépulture digne aux deux femmes enterrées dans le  cimetière de sa commune. Dans le même temps, il appelle à l’apaisement et  souligne que « les éléments du passé doivent être maniés avec  prudence ». Le collectif ne serait-il pas perçu comme un élément menaçant  la vie commune des habitants de ces deux villages, comme un « effet miroir » des  trois suspectes 70 ans après ? Toujours est-il qu’aujourd’hui, il semble  aisé pourle maire de cette commune que pour celui de Monterfil de  communiquer à ce sujet. Comme nous l’évoquions plus haut, il est peut-être aussi  plus facile d’évoquer le cas des victimes d’exécutions sommaires dans un  département au tempérament politique modéré comme l’Ille-et-Vilaine que dans  d’autres départements, notamment bretons, où de tels actes ont eu lieu mais  où la mémoire et les sensibilités sont plus virulentes. 
   									    Finalement,  le cas de Monterfil confirme que, depuis 1944, le souvenir de l’Occupation n’en  finit pas d’agiter la mémoire collective et témoigne d’un village malade de son  passé, dans lequel embarras et honte se mélangent à l’évocation de l’épuration populaire et où  le silence parait être le meilleur antidote à de nouvelles divisions. En  réalité, cet événement qui semblait  enfoui dans les profondeurs de l’océan mémoriel fait son retour sur l’écume des  vagues médiatiques, charrié par les courants toujours très forts du syndrome de  Vichy évoqué par Henry Rousso. Les fractures nées sous l’Occupation ne  sont toujours pas résorbées26. A l’image de la mémoire des fusillés de 1914, il démontre les relations  qu’entretient aujourd’hui la société avec son passé. 
   									      
   									    Vivant dans un présent brouillé  politiquement et s’inscrivant dans un futur toujours plus incertain, les  Français puisent dans le passé des sujets de discorde aux tenants et aux  aboutissants mieux compris car plus tranchés idéologiquement27. Et alors que d’après les journalistes, « les langues ont toujours du mal à  se délier » à l’intérieur du village, la mémoire de ces années ne manque  pas de s’exprimer et s’avère plurielle comme en témoignent les messages reçus  par Hubert Hervé, auteur d’un roman policier librement inspiré de l’épisode de  Monterfil28 et les nombreux commentaires laissés en réaction à l’article de l’AFP sur les  sites des journaux ou les réseaux sociaux29.  
   									    Fabien LOSTEC 
  
  
1 Je tiens à remercier Yann Lagadec et Thierry Lhote, relecteurs attentifs et  précieux du présent article.  
2 L’article de l’Agence France-Presse, posté sur internet le 8 août 2014, a été repris par de  nombreux médias et est encore disponible sur plusieurs sites internet comme  ceux de Libération, Rue 89, L’Express ou 20 minutes. Un reportage vidéo de cette  même agence est facilement accessible via internet.  Ces documents  font suite à un article publié le 4 août 2014 sur le site du journal Ouest-France, rédigé par Marie Merdrignac et intitulé « Un  collectif en hommage aux ‘pendues de Monterfil’ ». Sauf indications  contraires, les passages cités entre guillemets renvoient à ces trois sources.  Quant aux noms propres évoqués dans notre texte, ils sont également disponibles  dans ces mêmes documents ainsi que dans la version des événements livrée par  Maxime Le Poulichet, président de l’amicale des anciens de la 12e compagnie FFI d’Ille-et-Vilaine, disponible en ligne et dans BOUCARD,  Alexandre, et DUVIVIER, Georges, « 1940-1944 : Monterfil sous l’Occupation »,  février 1995, numéro spécial du bulletin municipal Vivre à  Monterfil.  
3 Le terme « épuration  de voisinage » est préféré par CAPDEVILA, Luc, Les Bretons au lendemain de l’Occupation. Imaginaire et comportement  d’une sortie de guerre 1944-1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes,  1999, et  celui d’ « épuration populaire »  par BERGERE, Marc, Une société en épuration. Epuration vécue et  perçue en Maine-et-Loire. De la Libération au début des années 50, Rennes,  Presses universitaires de Rennes,  2004.  
4 Voir SAINCLIVIER, Jacqueline, La  Bretagne de 1939 à nos jours, Rennes, éditions Ouest-France, 1989  ; BOUGEARD, Christian, Histoire de la Résistance en Bretagne, Paris, éditions Gisserot, 1992 ou encore BOUGEARD, Christian,  « Résistance et épuration sauvage en Bretagne », in SAINCLIVIER, Jacqueline, et BOUGEARD, Christian (dir.), La  Résistance et les Français, enjeux stratégiques et environnement social,  Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 1995. 
5 A ce sujet,  voir notamment BERGERE, Marc, Une société en épuration…, op. cit.,  p. 311. 
6 VIRGILI, Fabrice, La France  « virile ». Des femmes tondues à la Libération, Paris, Petite  Bibliothèque Payot, 2004; BERGERE, Marc, Une société en épuration…, op. cit., p. 310-311. Et pour la Bretagne : CAPDEVILA, Les Bretons au lendemain de l’Occupation..., op. cit., p. 138-164.  
7 La  collaboration économique intervient pour 14,6 % des cas de tontes, la  collaboration politique 8 % et  la nationalité d’un pays de l’Axe pour 2,1 %. Voir VIRGILI, Fabrice, Ibid., p. 23. 
8 Concernant l’analyse des rituels  de la société libérée, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à BERGERE, Marc, et LOSTEC, Fabien, « Rites et rituels  de la société française en Libération : des enjeux symboliques », in  PITOU, Frédérique, et SAINCLIVIER, Jacqueline (dir.), Les affrontements. Usages, discours et  rituels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll.  « Histoire », 2008,  p. 239-251.  
9 BROSSAT, Alain, Libération, fête  folle : mythes et rites ou le grand théâtre des passions populaires,  Paris, éditions Autrement, 1994, p. 135. 
10 Au sujet des exécutions  sommaires, voir l’article de BOUGEARD, Christian, « Résistance et épuration sauvage en Bretagne », art. cit.,  p. 277-283, la thèse de CAPDEVILA, Luc, Les Bretons au lendemain de  l’Occupation..., op. cit., p. 124-137, ou l’article que ces deux  historiens ont rédigé à quatre mains : « Violence  et répression en Bretagne sous l’Occupation et la Libération », in CARLUER, Jean-Yves (actes réunis par), Violence et société en Bretagne et dans les  pays celtiques, Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, 2000,  p. 429-446. Rappelons que  l’épuration des traitres a commencé dès l’Occupation et n’a pas attendu la  Libération pour s’exprimer. Pour désigner ce phénomène, l’historien Marc  Bergère évoque la « protoépuration ». Voir BERGERE, Marc, Une société  en épuration…, op. cit., p. 303-310.  
11 ROUSSO, Henry, « L’Epuration en  France : une histoire inachevée », Vingtième siècle. Revue  d’histoire, janvier-mars 1992, n°33, p. 78-105. Notons que le nombre  de personnes exécutées sommairement a été établi par les enquêtes du Comité  d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale (CH2GM) puis de l’Institut d’histoire  du temps présent (IHTP) qui ont été effectuées pour 84 départements.  
12 Pour les chiffres concernant la Bretagne, se reporter à BOUGEARD, Christian, « Résistance et épuration sauvage  en Bretagne », art. cit., p. 277. Dans cet article, Christian  Bougeard ne compte que 2 femmes exécutées à Monterfil. En comptant les 3 cas  monterfilois, nous serions donc à 12 personnes exécutées sommairement en  Ille-et-Vilaine.  
13 BOUGEARD, Christian, Ibid.,  p. 280.  
14 BOUGEARD, Christian, et  CAPDEVILA, Luc : « Violence  et répression en Bretagne… », art. cit., p. 441-445  
15 BERGERE, Marc, « L’épuration au village », in  BARUCH, Marc-Olivier  (dir.), Une poignée de misérables : l’épuration de la société française  après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003, p. 371-383.  
16 Son père n’est autre que Charles Oberthür, imprimeur bien connu à Rennes,  qui est maire de la petite commune de 1871 à 1904. Louis-Gabriel Oberthür  devient quant à lui édile en 1906, après le bref intermède d’Emmanuel Soufflet,  commerçant, maire de 1904 à 1906.  
17 BUTON, Philippe, et GUILLON, Jean-Marie (dir.), Les pouvoirs en France à la Libération,  Paris, Belin, 1994, p. 15.  
18 Sur ce point,  voir VIRGILI, Fabrice, La  France « virile »…, op. cit., p. 109-113. 
19 BERGERE, Marc, « L’épuration au  village », art. cit., p. 371.  
20 BERGERE, Marc, Une société en  épuration..., op. cit., p. 323.  
21 Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette menace de dissolution de  la communauté monterfiloise semble importante de longues années après les  événements d’août 1944 puisque le reportage révèle que le souvenir et la simple  évocation de ces événements ont du être tus jusqu’à aujourd’hui pour que les  habitants puissent vivre en commun et en paix. 
22 Entre autres CAPDEVILA, Luc, Les Bretons au lendemain de l’Occupation..., op. cit., p. 356-372,  et BERGERE, Marc, Une société en  épuration…, op. cit., p. 333-342.  
23 BERGERE, Marc, « L’épuration au  village », art. cit., p. 380.  
24 BOUGEARD, Christian, et  CAPDEVILA, Luc : « Violence  et répression en Bretagne sous l’Occupation et la Libération », art. cit., p. 443.  
25 GACON,  Stéphane, L’amnistie. De la  Commune à la guerre d’Algérie, Paris, éditions du Seuil, 2002, p. 161-251 pour  l’amnistie de la collaboration.  
26 ROUSSO, Henry, Le syndrome de Vichy,  Paris, Le Seuil, 1990.  
27 Lire à ce sujet HARTOG,  François, Régimes d’historicité.  Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2012,  321 p.  
28 La publication en 2013 de ce roman policier, In  nomine patris, serait d’après certains témoins à l’origine du  réveil des consciences. A la suite de cette publication, l’auteur publia un  livret de 18 pages en réponse aux demandes qui lui ont été adressées par des  lecteurs d’écrire les faits tels qu’ils se sont produits.  
29 De nombreux commentaires peuvent être consultés sur le site Facebook de l’AFP ou à la suite de l’article publié sur la page du journal Libération.  |