La fragilité de l’Armistice et les œillères de la Paix

Le 23 février 1919, alors que les Français se préoccupent de l’état de santé de Georges Clemenceau, victime d’un attentat quatre jours plus tôt, une vive inquiétude s’empare de l’Europe. Dans l’après-midi, des « télégrammes de source anglaise » annoncent que l’Allemagne vient de rompre la trêve signée avec les insurgés polonais en s’attaquant à son armée sur « presque tout le front de Posnanie et plus particulièrement sur la ligne Posen-Bromberg »1. La nouvelle se répand immédiatement dans une partie des foyers bretons par le biais des éditions du soir. Celle de La Dépêche de Brest prévient ainsi ses lecteurs que « les Allemands auraient de nouveau violé l’Armistice »2. Alors que les rumeurs vont bon train, le quotidien brestois préfère redoubler de prudence en faisant usage du conditionnel. Bien lui en a pris puisque l’information sera démentie dans la soirée.

La ville de Posen, en Pologne, en 1914. Gallica / Bibliothèque nationale de France.

Dans les faits, le traitement médiatique de cette affaire résume parfaitement l’inquiétude, très largement partagée dans l’opinion, de voir l’Allemagne reprendre les armes3. Un siècle après la fin des hostilités cette appréhension peut surprendre. Et pour cause, l’Armistice est, de nos jours, trop souvent confondu avec la fin de la guerre. Il faut en effet rappeler que la convention signée à Rethondes n’est qu’une suspension provisoire du conflit en vue de trouver les termes d’un accord qui y mettra définitivement fin4. Ainsi, rien n’empêche théoriquement les belligérants de reprendre le combat en cas de désaccord. D’ailleurs, la situation est particulièrement tendue en Pologne en cet hiver 1919 et on dénombre de nombreux affrontements dans ce pays, mais sur sa frontière orientale, c’est-à-dire avec la fraîchement bolchevique Russie. En réalité, ces troubles doivent se comprendre dans le prolongement de la séquence 1914-1918 et comme une sorte de réplique de la révolution de 1917.

Cette précision a toute son importance tant elle permet de comprendre le contexte dans lequel vivent les Français au début de l’année 1919. En dépit des troubles que connaît l’Europe orientale et de l’agitation sociale qui affaiblit la jeune République de Weimar, l’Allemagne continue de faire peur. C’est ce sentiment qui ressort clairement de l’édition du 24 février de L’Ouest-Eclair. Le quotidien affirme notamment que si la rumeur d’une attaque en Pologne n’a « surpris personne » c’est bien parce que « tout le monde est d’accord sur la mauvaise foi allemande » 5.

La conviction du journal rennais s’est d’ailleurs renforcée, depuis le début de l’année, en raison de la multiplication des provocations supposées de l’ennemi6. Trois jours plus tôt, le quotidien breton met déjà en garde ses lecteurs sur le fait que l’Allemagne est en train de préparer secrètement « sa revanche »7. Et si elle ne cesse de « demander grâce, jurer qu’elle est ruinée et qu’elle va mourir », c’est dans le seul espoir de gagner du temps. C’est pourquoi le journal breton exhorte les dirigeants des puissances de la Triple Entente à « frapper fort et au plus vite ces barbares qui n’ont aucune pitié » 8. Autant de propos qui illustrent l’impossible démobilisation des esprits.

Prisonniers français en Poogne, 1918. Europeana 14-18.

La récurrence de ces articles, aussi bien dans la presse bretonne que nationale, intervient alors que Londres, Paris et Washington s’opposent depuis plusieurs semaines au sujet des modalités de la future paix. Dès lors, L’Ouest-Eclair prend ouvertement position en faveur de la diplomatie française qui souhaite imposer un traité contraignant pour Berlin. Dans son édition du 25 février, interprétant une déclaration du ministre des Affaires étrangères, L’Ouest-Eclair se réjouit à l’idée de pouvoir « enfin […] imposer notre paix » aux Allemands9. Un comble lorsque l’on songe que le quotidien rennais, lui-même, affirme que « l’Allemand […] tirera de l’excès même de son humiliation une âpre volonté de revanche » 10.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

 

 

1 « L’Allemagne n’a pas attaqué la Pologne », L’Ouest-Eclair, 24 février 1919, p. 1. Pour un éclairage sur l’insurrection polonaise, voir Zielinski, Henryk, « Problèmes de la renaissance d’une Pologne indépendante (1918-1919) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 16, n°1, 1969, p. 105-113.

2 « Dernière Heure », La Dépêche de Brest (édition du soir), 23 février 1919, p. 1.

3 La question polonaise n’intéresse plus autant les Bretons qu’à la fin de l’année 1918. Et pour cause, le soulèvement polonais a retardé le retour de certains prisonniers de guerre français. Sur ce point voir par exemple CABANES, Bruno, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004.

4 Pour mieux comprendre les enjeux, on se permettra de renvoyer à ROUCAUD, Michel, « La convention d’armistice du 11 novembre 1918. Une première étape pour sortir de la guerre », Revue historique des Armées, n° 245, 2006, p. 78-81.

5 « L’Allemagne n’a pas attaqué la Pologne », L’Ouest-Eclair, 24 février 1919, p. 1.

6 Le quotidien prend pour exemple l’arraisonnement par un torpilleur français, cinq jours plus tôt, de deux vapeurs allemands qui circulaient sans autorisation dans la Baltique « L’Allemagne n’a pas attaqué la Pologne », L’Ouest-Eclair, 24 février 1919, p. 1.

7 « L’Allemagne pleure et s’organise en vue de la Revanche », L’Ouest-Eclair, 21 février 1919, p. 2.

8 « L’Allemagne n’a pas attaqué la Pologne », L’Ouest-Eclair, 24 février 1919, p. 1.

9 « Enfin, on va s’occuper de l’Allemagne pour lui imposer notre paix », L’Ouest-Eclair, 25 février 1919, p. 1.

10 « L’Allemagne pleure et s’organise en vue de la Revanche », L’Ouest-Eclair, 21 février 1919, p. 2.