Frédéric Rousseau : le sociohistorien insoumis ?

La sortie d’un livre de Frédéric Rousseau est toujours un événement, même si le lecteur sait par avance à quelle partition il aura le droit. Ce 14-18 penser le patriotisme ne fait pas exception à la règle et, comme attendu, les quelques 480 pages de ce dense volume donnent, dès le premier paragraphe, le ton1 : « La célébration du centenaire de la Première Guerre mondiale a été l’occasion de multiplier des ouvrages qui, peu ou prou, diffusent une interprétation aujourd’hui dominante de l’événement et que l’on peut qualifier de culturaliste : il y aurait eu un consentement patriotique du plus grand nombre qui aurait conduit, par une brutalisation des hommes et des sociétés en guerre, à prolonger par la haine de l’ennemi le grand carnage » (p. 13). On aurait toutefois tort de s’arrêter à cette première impression tant ce livre est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord.

Carte postale. Collection particulière.

Œuvrant en sociohistorien, démarche qu’il avait définie dans un remarquable volume collectif publié en 2014, Frédéric Rousseau boucle le cycle du centenaire en reprenant et en approfondissant quelques concepts déjà aperçus dans certains de ses précédents ouvrages. Tel est notamment le cas du « penser double » (p. 90), autrement appelé dissentiment (p. 366 et suivantes), qui permet de dégager quelques-unes des motivations profondes des acteurs derrière l’apparence des actes. Bien souvent la démarche fait mouche, notamment dans les premières pages du volume consacrées à la mobilisation générale, événement qui « devient quasiment instantanément un fait collectif » par la grâce d’une mise en guerre déjà maintes et maintes fois préparée (p. 26) et donnant lieu à un phénomène qualifié de « soldatisation » (p. 47). Certes, le propos n’est franchement pas neuf mais cette démonstration sociohistorienne n’en est pour autant pas moins intéressante. Semblable remarque pourrait d’ailleurs être formulée à propos de la « rhétorique du courage », discours qualifié de « camisole invisible du devoir patriotique ». 

Malheureusement, et comme toujours chez Frédéric Rousseau, si l’analyse porte sur le monde social dans le conflit, l’enquête élude totalement le prisme essentiel que constitue, à nos yeux, la dimension militaire de la séquence 1914-1918. Le front est ainsi considéré dans toute sa globalité, faisant complètement abstraction des spécificités géographiques, comme si combattre en Artois était la même chose qu’en Champagne ou dans les Alpes, ce bien entendu sans parler des fronts exotiques comme les Balkans. De la même manière, la perspective diachronique est absente. La nature des corps importe peu dans cette histoire, comme si la différence entre une division et un bataillon était chose de détail, et on ne parle d’ailleurs dans ces pages que d’unités (p. 289 par exemple). Mieux, on rencontre même des « officiers de tranchées », néologisme dont on ne voit pas trop ce qu’il désigne : un sous-lieutenant peut être affecté à un état-major et un général peut trouver la mort en première ligne… C’est là à notre avis une faiblesse majeure de cet ouvrage car le refus de regarder la séquence 1914-1918 par le prisme du système social qui le domine, c’est-à-dire l’armée, aboutit à une histoire désincarnée, hors-sol. Le paradoxe est que c’est une critique qui est régulièrement formulée à l’égard de l’histoire culturelle du fait guerrier, celle-là même qu’entend combattre Frédéric Rousseau.

Une manifeste obstination à ne pas intégrer à la réflexion un certain nombre de travaux se retrouve dans la bibliographie et vient encore un peu plus, à notre sens fragiliser la démonstration. Comment en effet traiter de 1914-1918 en faisant l’économie des analyses de Rémy Porte sur la rupture du front ou encore de François Cochet ? Certes, les travaux de Michel Goya sont pris en compte mais avouons notre perplexité lorsqu’au moment d’évoquer les couples dans la Grande Guerre la thèse de Clémentine Vidal-Naquet est ignorée (p. 145 notamment)2. Enfin, que dire de l’absence du pourtant remarquablement stimulant, mais malheureusement peu discuté, Accepter, Endurer, Refuser de Nicolas Beaupré, Heather Jones et Anne Rasmussen ?3 Faut-il y voir la poursuite des vieux réflexes du début des années 2000 où les bibliographies témoignaient d’un camp, pour mieux ignorer ce qui se faisait « en face » ? A dire vrai, rien n’est moins certain. Cet ouvrage surprend en effet par nombre de propos laissant à penser que non seulement les lignes historiographiques bougent mais qu’en ce qui concerne la stricte séquence 1914-1918 elles se rapprochent. Difficile en effet de ne pas penser à la notion de « culture de guerre », lorsque Frédéric Rousseau parle du patriotisme comme étant, pour les contemporains, « le seul mot permettant de combler l’exigence anthropologique de sens » (p. 64). Opérant la synthèse des approches sociales et culturelles, puisqu’à l’évidence et contrairement à ce que trop d’observateurs ont bien pu proclamer lors des dernières décennies celles-ci ne sont nullement incompatibles, l’historien affirme que « acteurs et spectateurs donnent un sens aux atrocités dont ils sont les coresponsables ou simplement les témoins » (p. 271). Même le consentement patriotique semble finir par rallier l’auteur qui écrit : « du plus consentant au moins convaincu, tous ou presque ont toutefois en partage l’idée de leur devoir à accomplir » (p. 125). Prenant le contre-pied de George L. Mosse, ce qui d’une certaine manière revient à accréditer son propos même si l’objectif est ici, assurément, de le nuancer, Frédéric Rousseau forge le concept de « débrutalisation » pour décrire la chute d’adrénaline survenant après le combat (p. 313). La boucle semble bouclée et les cartes de la géo-historiographie française de la Grande Guerre redistribuées.

Carte postale-photo, sans lieu ni date. Collection particulière.

Mais les apparences sont probablement trompeuses. En préambule de ce riche ouvrage, les éditions Gallimard présentent deux titres issus de la même collection : 14-18, Retrouver la guerre de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker et 14-18. Les Refus de guerre. Une histoire des mutins d’André Loez. Il serait donc tentant de voir dans ce 14-18. Penser le patriotisme l’ultime volet bouclant un triptyque éditorial et, par la même occasion, une controverse historiographique d’une rare intensité. Toutefois, nous faisons le pari que si cet ouvrage fera date, c’est qu’il attestera non pas d’un arrêt des combats mais plutôt d’un déplacement de ceux-ci vers un autre conflit, la Seconde Guerre mondiale (ce mouvement est d’ailleurs explicitement suggéré p. 325). Il est en effet frappant de remarquer combien la réception pour le moins houleuse de la biographie que Christian Ingrao et Johan Chapoutot consacrent à l’automne 2018 à Hitler4 recycle bon nombre des termes de la controverse hâtivement réduite à l’opposition entre « contrainte » et « consentement ». Or comment ne pas lire les propos de Frédéric Rousseau sur la dimension cynégétique de la Grande Guerre (p. 273-277) à l’aulne de la Brigade Dirlewanger de Christian Ingrao ?5

Erwan LE GALL

 

 

 

1 ROUSSEAU, Frédéric, 14-18, penser le patriotisme, Paris, Gallimard, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 VIDAL-NAQUET, Clémentine, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Les belles lettres, 2014.

3 BEAUPRE, Nicolas, JONES, Heather et RASMUSSEN, Anne, Dans la guerre 1914-1918. Accepter, endurer, refuser, Paris, Les Belles lettres, 2015.

4 CHAPOUTOT, Johann et INGRAO, Christian, Hitler, Paris, Presses universitaires de France, 2018.

5 INGRAO, Christian, Les Chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger, Paris, Perrin, 2008.