Connaître le génocide arménien

Dans son édition du 25 mai 1915, L’Ouest-Eclair publie dans sa rubrique « dernière heure » une protestation des gouvernements russes, français et britanniques contre les « massacres d’Arménie ». Repris de l’agence de presse Havas, ce court texte frappe par son ton mais aussi par la portée des mots utilisés : « En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime-Porte qu’ils tiendront personnellement responsables des dits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres ».

Cadavres d'Arméniens : photo prise par l'Église apostolique arménienne en 1915, près d'Ankara. Wikicommons.

Un siècle après cet article, H. Bozarslan, V. Duclert et R. H. Kévorkian publient un ouvrage de référence intitulé Comprendre le génocide des Arménien, 1915 à nos jours, volume qui permet de parfaitement contextualiser ces quelques lignes1. En effet, contrairement à ce que l’on pourrait de prime abord croire en cette année de centenaire où l’on a quelque peu l’impression de découvrir cette histoire, les opinions publiques sont quasiment instantanément mobilisées, notamment par le biais de la presse (p. 293). Cela vaut pour les populations de l’arrière restées en Bretagne mais aussi pour les poilus qui eux aussi, puisqu’ils lisent dans les tranchées, bénéficient de cette circulation accélérée de l’information aboutissant, in fine, à une sorte de contraction du monde éminemment paradoxale puisque le combattant est au final sans doute plus au courant de ce qui se passe en Orient que dans un secteur situé à quelques centaines de mètres de la tranchée qu’il occupe2.

L’Ouest-Eclair est d’autant plus enclin à diffuser les dramatiques nouvelles qui proviennent d’Arménie qu’une évidente solidarité chrétienne s’exercice ici. Et c’est ainsi par exemple que le 4 septembre 1915, le quotidien breton se fait l’écho d’une délégation rendant visite à Benoit XV, dont l’élection avait suscité de grands espoirs de paix, cependant rapidement déçus, et parle à cette occasion d’ « horribles massacres » et d’ « horreurs sans nom ». Plus qu’une adhésion d’autant plus automatique à l’Union sacrée que la presse est sévèrement contrôlée, c’est bien d’une solidarité confessionnelle qu’il s’agit.

Pour autant, il convient de ne pas se méprendre et de ne pas interpréter à la lumière de ce que nous savons aujourd’hui les lignes publiées le 25 mai 1915. Ainsi, le vocabulaire employé à propos de « ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » ne fait nullement référence au cadre juridique forgé à propos de la destruction des Juifs d’Europe après la Seconde Guerre mondiale mais doit se comprendre dans le cadre du champ lexical en vigueur entre 1914 et 1918, chaque belligérant affirmant se battre pour « le droit ». D’ailleurs, il est manifeste que L’Ouest-Eclair ne comprend pas qu’il s’agit d’un génocide, terme qui sera d’ailleurs forgé trente ans plus tard par le juriste Raphaël Lemkin. La preuve en est qu’en janvier 1916, le quotidien breton place sur un même plan les situations belges et arméniennes, évoquant d’ailleurs deux jours plus tard à propos de cette dernière  des « atrocités », termes dont l’emploi fait clairement référence à l’occupation de la Belgique et des départements du Nord et du Pas-de-Calais.

Camp de réfugié arméniens en Syrie (1915-1916). Wiikicommons.

L’exemple de L’Ouest-Eclair montre bien comment ce qui est alors nommé la « question arménienne » est à cette époque connu en Bretagne. Les faits sont relatés, très rapidement, mais ne disposent jamais de la couverture accordée au front d’Orient et tout particulièrement aux opérations dans les Dardanelles, constituant ainsi une sorte de souvenir en arrière-plan.  De plus, cet article publié le 25 mai 1915 ne peut masquer l’échec des Alliés à faire reconnaître et juger le génocide arménien (p. 335 et suivantes) et l’oubli progressif de cette histoire par les contemporains (p. 26-28). Et c’est bien de cela dont il s’agit dans cette synthèse magistrale proposée par H. Bozarslan, V. Duclert et R. H. Kévorkian : exposer les faits puis revenir sur l’histoire d’une méconnaissance publique découlant d’un oubli d’autant plus frappant que les évènements en question sont médiatisés et connus dès 1915. Une histoire qu’il est d’autant plus indispensable de connaître que nous faisons avec les trois auteurs le pari d’ériger « le savoir  en principe de réconciliation des peuples afin d’assumer et de penser le passé » (p. 11).

Erwan LE GALL

 

BOZARSLAN, Hamit, DUCLERT, Vincent et KEVORKIAN, Raymond H., Comprendre le génocide des Arméniens, 1915 à nos jours, Paris, Tallandier, 2015.

 

 

1 BOZARSLAN, Hamit, DUCLERT, Vincent et KEVORKIAN, Raymond H., Comprendre le génocide des Arméniens, 1915 à nos jours, Paris, Tallandier, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 A ce propos, nous renverrons à notre recension de GILLES, Benjamin, Lectures de poilus 1914-1918, Livres et journaux dans les tranchées, Paris, Autrement, 2013.