En avant la musique ! Centenaire, binious, bombardes et gwerziou

Nous avons déjà dit, dans un article de 2013, toute l’importance que pouvait revêtir la musique, et notamment la musique bretonne, dans les unités dont les dépôts se trouvaient en Bretagne en août 19141.

Carte postale. Collection particulière.

Dans Le tournant de la mort, Loeïz Herrieu, sergent-fourrier d’une compagnie du 88e RIT de Lorient, dit par exemple avoir « passé commande de deux binious et deux bombardes pour les deux bataillons » du régiment en avril 1915 : « il y a de sonneurs parmi nous » précise-t-il ; « ça fera plaisir aux hommes d’entendre la musique du pays »2. Des clichés d’Etienne Legrand montrent que si le 318e RI, de Quimper, a bien une musique régimentaire avec tambours et trompettes, biniou coz et bombardes sont aussi mobilisés en certaines occasions, moins officielles notamment3. Une scène du même genre est décrite par Henri Jacquelin, alors chef de pièce dans une compagnie de mitrailleuses du 262e RI de Lorient : en repos en arrière du front de la Somme, en juillet 1916, alors que le régiment a donné dans les jours précédents, il dit avoir reçu « l’accordéon de Marthe. Louarn a joué la Marseillaise. Nous avons un succès fou ! La cour regorge de public et c’est une lutte virgilienne entre tous mes cornemuseux bretons »4. Mais sans doute est-ce la une de l’hebdomadaire parisien L’Illustration, en date du 3 juillet 1915, qui a le plus durablement marqué les esprits. On y voit en effet un couple de sonneurs du 73e RIT de Guingamp, quelques jours à peine après l’intégration officielle de quatre binious et huit bombardes dans la musique régimentaire.

C’est sur cet épisode que reviennent, en détail, dans un riche article publié dans le numéro 244 du trimestriel Musique bretonne (juillet-septembre 2015), Gilles Kermarc et Marie-Barbara Le Gonidec. A l’occasion du centenaire de la mise sur pied de cette « clique active », décrite par le colonel d’un régiment de réservistes berrichon comme « une espèce de nouba composée de binious », les auteurs font le point sur ce qui semble pour l’essentiel tenir ici à l’initiative d’un chef de corps, le lieutenant-colonel Aymar de Tonquédec, sans doute soucieux du moral de ses hommes quelques semaines après la terrible attaque au gaz dont les territoriaux guingampais ont été victimes le 22 avril 1915 entre Langemarck et Boesinghe, près d’Ypres5. Si le cas du 73e RIT est sans doute pour une part hors du commun, il illustre un mouvement plus global qui poussera, par exemple, le 270e RI de Vitré, recrutant en une zone où ces instruments ne sont guère pratiqués, à les adopter néanmoins à partir de 1916 sans doute.

C’est dire l’importance de ces « approches régionales de la Grande Guerre », au cœur  de deux ouvrages en 20136, d’un colloque en 20147, d’un spectacle narratif et musical donné le jeudi 16 juillet à Guingamp aussi. L’occasion, entre autres, d’entendre jouer Le Ménez-Bré, marche adoptée par le 73e RIT en 1915. Car si l’on trouverait indéniablement ailleurs en France la présence de marches comparables, ancrées dans les « petites patries »8 –, il semble qu’il n’y ait qu’en Bretagne que des instruments aient été associés à ces airs.

Le journal de tranchées du 248e RI de Guingamp: Le Biniou à poil. Bibliothèque nationale de France / Gallica.

Sous réserve d’un inventaire plus précis, il est aussi probable qu’il n’y ait qu’ici que la création musicale contemporaine se soit emparée du sujet de la Grande Guerre sous des formes très largement « régionales ». L’on pense, principalement, au très beau spectacle proposé par Yann-Fañch Kemener9, autour du parcours d’un sien grand-oncle, Julien Joa, mort en 1918 dans des circonstances longtemps restées taboues dans la famille du musicien qu’on ne présente plus. Après une longue et passionnante enquête dans les Archives départementales des Côtes-d’Armor tout d’abord, dans celles du Service historique de la Défense à Vincennes ensuite, le chanteur-compositeur a pu retrouver la trace du poilu au parcours hors-normes : mobilisé au 48e RI de Guingamp, versé au 155e RI, un régiment de l’Est de la France dont le dépôt a été replié dans la sous-préfecture des Côtes-du-Nord, il rejoint le front début 1915 sans doute avant d’être blessé en Argonne en juillet de la même année. De retour de convalescence, il passe au 5e RI (Falaise) en 1916. C’est dans cette unité que, le 3 avril 1917, à quelques jours de l’offensive Nivelle, pris de boisson, il aurait insulté et surtout menacé de mort deux officiers de sa compagnie. Ces actes lui valent une condamnation à 5 années de travaux forcés, peine aggravée quelques mois plus tard suite à une évasion. Il est alors dirigé vers le bagne militaire de Bougie, en Algérie, le fameux « Biribi » étudié par Dominique Kalifa10. C’est là qu’il meurt dans des circonstances restées floues – maladie, fatigue, mauvais traitements des gardiens ou de ses camarades ? – en juillet 1918, sans que sa famille n’ait plus entendu parler de lui jusqu’en 2014 ; son acte de décès n’a d’ailleurs été retranscrit ni à Sainte-Tréphine (Côtes-d’Armor), sa commune d’origine, ni dans le chef-lieu de canton voisin, Saint-Nicolas-du-Pélem, où il vivait avec son épouse et ses enfants.

De ce destin atypique, Yann-Fañch Kemener a tiré un « spectacle de théâtre musical » sensible et juste, associant chants en breton et en français, mis en musique par Sylvain Barou. La mise en scène est complétée par la lecture de passages des carnets de Gaston Certain, illustrée aussi et surtout par certains des clichés de l'album du Trégorrois Yves Troadec publiés par les Archives départementales des Côtes-d’Armor il y a quelques années, des photos d’une force rare qui ont pour particularité, entre autres, de figurer dans deux autres albums photographiques conservés depuis par des combattants du 23e RI, notamment celui de Frantz Adam11.

Il faut donc courir voir Nous irons pleurer sur vos ombres : ce spectacle, qui sera donné à Orvault le 6 novembre 2015, Plozévet le 8, Quimperlé le 12 ou Rezé le 24, fait idéalement en effet le lien entre le passé et le présent d’une musique bretonne riche de sa diversité. En 2015 comme en 1915…

Yann LAGADEC

 

1 LAGADEC, Yann, « L’approche régionale, quelle pertinence ? Le cas des combattants bretons dans la Grande Guerre », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann, et LE GALL, Erwan (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 61-62. Sur ce sujet, voir aussi le site animé par Kristian Morvan.

2 HERRIEU, Loeïz, Le tournant de la mort, Plessala, Association Bretagne 14-18, 2002, p. 41.

3 DOUGUET, Jean-François, « Un regard breton dans la Grande Guerre », Cahiers d’Arkae, n° 10, 2008, p. 24, 57 et 58 dans un cas, p. 56 dans l’autre.

4 JACQUELIN, Claire (éd.), De la rue d’Ulm au Chemin des Dames, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 222.

5 Sur cet épisode, raconté par Elie Préauchat, territorial au 74e RIT de Saint-Brieuc, voir LAGADEC, Yann, « Deux expériences de la captivité de guerre : Paul Cocho et Elie Préauchat, territoriaux du 74e RIT (1914-1919) », Mémoires de la Société d’émulation des Côtes d’Armor, 2012, p. 439-495.

6 Outre BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann, et LE GALL, Erwan (dir.), Petites patries…, op. cit., voir GUYVARC'H Didier et LAGADEC, Yann, Les Bretons et la Grande Guerre. Images et histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

7 La Grande Guerre des Bretons, 1914-2014. Vécu[s], expérience[s], mémoire[s].

8 Certains soldats du Sud-Ouest évoquent des phénomènes comparables. Henri Despeyrières, du 14e RI, signale en octobre 1914 qu’on chante la Toulousaine dans son régiment mobilisé à Toulouse (DESPEYRIERES, Henri, C’est si triste de mourir à 20 ans. Lettres du soldat Henri Despeyrières, 1914-1915, Toulouse, Privat, 2007). Au 18e RAC d’Agen, le brigadier Bouyssou mentionne un « concert militaire de la musique du 11e [RI de Montauban] qui nous donne entre autres morceaux un pot-pourri d’airs du Midi. Lé Bourié, Sé canto, Cinq saous coustéron…, E tan qué faren atal etc. » (BOUYSSOU, Octave, Campagne contre l’Allemagne, 1914-1919. Mon journal, Paris, Les 3 Orangers, 2008, p. 106).

9 http://www.kemener.com/nous-irons-pleurer-sur-vos-ombres.htm

10 KALIFA, Dominique, Biribi. Les bagnes coloniaux de l'armée française, Paris, Perrin, 2009.

11 FRANTZ, Adam,  Ce que j’ai vu de la Grande Guerre…, Paris, La Découverte, 2013.