Une certaine vision du déclin : la crise de Suez vue de Bretagne (1956)

En décidant de nationaliser le canal de Suez le 26 juillet 1956, l’Egypte provoque une crise diplomatique majeure avec la France et le Royaume-Uni. Actionnaires majoritaires du canal, les deux puissances européennes ripostent  à la fin du mois d’octobre en lançant, avec l’armée israélienne, une offensive armée sur Port-Saïd. En pleine guerre froide, l’attitude belliciste des trois pays est publiquement condamnée par l’URSS et les Etats-Unis, ce qui marque un tournant dans l’histoire diplomatique des places de Paris et Londres. Si cette mauvaise dynamique ne peut bien entendu s’expliquer que par ce seul automne 1956, il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de Français font part de leur incompréhension au sujet de l’attitude de l’allié américain. A cet égard, le traitement médiatique de la crise de Suez dans La Liberté du Morbihan est particulièrement éclairant.

Navire dans le canal de Suez.. Carte postale. Collection particulière.

Le 29 octobre 1956, l’armée israélienne intervient en Egypte à la surprise de nombreux observateurs français. Vue de Bretagne, la situation est confuse. Le 31 octobre, La Liberté du Morbihan annonce avec précaution qu’à la suite de l’offensive israélienne, « les entretiens franco-britanniques ont commencé » et qu’un « commando britannique pourrait être débarqué en Egypte d’ici 24 heures ». Pour calmer les critiques de la communauté internationale, Tel-Aviv assure qu’il ne s’agit pas d’une guerre mais d’une « action de représailles ». L’explication ne convainc pas et le Canada annonce immédiatement remettre en question la livraison prévue de « 24 chasseurs canadiens Sabre F 86 ». De leur côté, les Etats-Unis menacent de porter « l’affaire de l’entrée des forces israéliennes en territoire égyptien devant le Conseil de Sécurité des Nations-Unies ». Toute aussi ferme, la réaction de l’URSS n’est cependant pas immédiate, les dirigeants s’occupant de réprimer l’insurrection qui s’est soulevée le 23 octobre à Budapest.

Le lendemain, les journalistes bretons ne semblent pas mieux informés de la situation. La Liberté du Morbihan annonce à tort que les « troupes franco-britanniques auraient débarqué dans la zone du canal de Suez ». Le véritable débarquement intervient en effet quelques jours plus tard, le 5 novembre. Les tensions montent alors d’un cran et la coalition franco-britannique est fermement condamnée par l’improbable alliance entre Washington et Moscou. En pleine guerre froide, un éditorialiste de La Liberté du Morbihan s’étonne de la prise de position des Etats-Unis et craint même que cela ne détruise l’homogénéité du bloc de l’Ouest (La Liberté du Morbihan, 5 novembre 1956, p. 1) :

« L’étrange politique pratiqué par M. Forster Dulles, aura conduit les Etats-Unis à se ranger du côté de l’URSS et à servir ainsi les calculs du Kremlin. […] Vraiment l’occasion était inespérée et trop belle. On aurait pu porter un coup au prestige et aux ambitions de Moscou mis en échec à Budapest. Il suffisait d’en faire autant à Suez. Si le communisme garde l’espoir et les moyens de continuer à entretenir, dans le proche Orient, en Méditerranée, en Afrique du Nord, l’agitation, le désordre, les foyers de rebellions et de guerre, c’est à Washington qu’il doit dire merci. »

Troupes britanniques lors d el'assaut sur Port-Saïd. Imperial War Museum: MH 23504.

Le lendemain, un autre éditorialiste analyse ce qu’il estime être un acharnement délibéré de la part des deux Grands (La Liberté du Morbihan, 6 novembre 1956, p. 1) :

« Il y a toute une classe d’Américains qui haïssent la France par des raisons d’opportunisme dont le but est de remplacer notre colonisation par leur colonialisme économique. Ne parlons pas des Soviets qui ameutent le monde contre nous alors que tant de Hongrois meurent actuellement dans des hôpitaux […] »

Le durcissement des menaces exprimées par les deux Grands tout au long du mois de novembre accentue encore davantage cette incompréhension. Le 29 novembre 1956, La Liberté du Morbihan confirme que « les Etats-Unis et l’URSS agissent, en effet, comme s’ils s’étaient mis d’accord pour couper le monde en deux zones et pour prendre chacun la sienne ». Vue de Bretagne, la crise de Suez est alors vécue comme la fin d’un monde…

Yves-Marie EVANNO