Sur le Vif ! Guerre et images amateurs de 1914 à nos jours

L’université Rennes 2 et le Centre de recherches historiques de l’Ouest organisent le 12 novembre prochain, en partenariat avec le Centre national de la recherche scientifique, Ouest-France, la Cinémathèque de Bretagne et le cabinet d’ingénierie mémorielle et culturelle En Envor, une journée d’études consacrée aux images privées de guerre de 1914 à nos jours. Pour vous présenter cette grande manifestation, nous avons posé quelques questions à son instigateur, Yann Lagadec, maître de conférences à l’Université Rennes 2.

 

Depuis quelques années, l’historiographie s’ouvre aux sources iconographiques. Les photos ont-elles beaucoup à nous dire sur la guerre ?

Indéniablement, surtout si l’on prend soin de sortir des interrogations, dorénavant bien cernées pour la Grande Guerre, autour du couple censure/bourrage de crâne : c’est trop largement uniquement par ce biais, celui de la « communication de masse », que le sujet a été abordé me semble-t-il.

Il convient de ne plus penser cette question des images uniquement à partir de leur diffusion via les multiples médias (la presse écrite pour la période de la Grande Guerre, le cinéma ou la télévision, internet de nos jours), mais aussi à travers la question de leur production. Or, la particularité des conflits du 20e siècle, c’est que cette production se diffuse largement, se « démocratise » : alors que la photographie de guerre est le fait des seuls professionnels en Crimée (l’on pense à Fenton notamment), pendant la guerre de Sécession, ou encore pendant les guerres des années 1899-1913 en Afrique du Sud, en Extrême-Orient, dans les Balkans enfin, elle est désormais pratiquée par de nombreux soldats dont les objectifs – si l’on me permet ce mauvais jeu de mots – ne sont pas les mêmes.

C’est pour une part l’expérience de guerre et plus encore l’expérience individuelle de la guerre que permettent de saisir ces sources iconographiques d’un nouveau genre.

Visuel du programme de la journée d'études Sur le Vif ! Guerre et images amateurs de 1914 à nos jours qui se tiendra le 12 novembre prochain à Rennes, à l'Espace Ouest-France.

Vous organisez une journée d’études sur la photographie privée de guerre. En quoi celle-ci se distingue-t-elle de la photographie publique de guerre ?

C’est, pour une part, l’un des buts de cette journée que de chercher à le déterminer. L’un des paradoxes, pendant la Grande Guerre tout particulièrement, c’est que les combattants photographes amateurs utilisent des appareils bien plus petits et donc bien plus maniables que les opérateurs professionnels de la Section photographique des armées, à l’instar du fameux Kodak Vest-Pocket. Ils peuvent donc faire des clichés au plus près des premières lignes, ce que ne peuvent envisager de faire les membres de la SPA.

Mais la dimension technique n’est pas tout. L’une des questions de fond est de savoir ce que souhaitent – ou parfois peuvent… – montrer de la guerre ces photographes amateurs : la vie quotidienne ou les combats ? La camaraderie, la sociabilité ou la violence inhérente à la guerre ? Quelle place fait-on à la représentation de la mort par exemple ? Ce sont là quelques-unes des questions que nous souhaiterions aborder.

En partant du cas de la Grande Guerre, mais en l’inscrivant dans la longue durée jusqu’aux conflits les plus récents, nous espérons pouvoir interroger le caractère plus ou moins exceptionnel des pratiques telles qu’elles se dessinent entre 1914 et 1918 : le poilu-photographe de 1916 se distingue-t-il vraiment du FFI de 1944 ou du rappelé de 1956 dans ses centres d’intérêt ? 

Photographie prise en Algérie le 4 novembre 1959 par un appelé du contingent. Collection particulière.

Le centenaire de la Première Guerre mondiale va faire resurgir de nombreuses archives privées, conservées pieusement dans les placards par les familles des combattants. Peut-on dire qu’avec une telle journée d’études vous entendez donner une sorte de mode d’emploi des photographies qui, ainsi, seront mises à la disposition des chercheurs ?

Un « mode d’emploi », cela serait présomptueux de notre part. Il existe d’ailleurs de nombreux sites internet ou blogs qui, parfois de manière fort pertinente, nous ont précédés sur certains aspects très « techniques ». Pour ne citer qu’un exemple, le fameux Parcours du combattant de la guerre 1914-1918 est remarquable.

Nous voudrions surtout – et peut-être plus modestement – rappeler l’importance de cette photographie privée dans la compréhension du conflit, de certains de ses aspects au moins. La chose est d’autant plus importante que l’on se situe, durant la Grande Guerre, dans une phase de transition entre deux modes de représentation de la guerre : d’une part celui du dessin, de l’aquarelle, de la peinture, a priori ancré dans le passé, mais toujours largement pratiqué ; d’autre part celui de la photographie, marqué du sceau de la nouveauté. Le cas du capitaine Oberthür, officier d’artillerie d’une famille bien connue à Rennes, montre cependant que rien n’est simple en ce domaine, que l’un n’exclut pas l’autre…

Cette journée d’études n’est pas uniquement centrée sur la Grande Guerre puisqu’elle couvre également des conflits très récents, tels que l’Afghanistan. La photographie privée est-elle devenue une constante de l’homme en  guerre ?

Pour une part, indéniablement. La volonté de témoigner de cette expérience exceptionnelle qu’est la guerre n’est pas nouvelle : les nombreux récits laissés par les combattants des guerres du 18e siècle, de la Révolution ou de l’Empire, y compris issus de milieux fort modestes, l’illustrent largement. La nouveauté tient au fait qu’aux journaux qu’ils tiennent souvent au quotidien, les soldats associent des images en grand nombre : croquis, dessins, mais aussi et surtout photographies qui deviennent, pour certains, un véritable « loisir » lorsque les conditions de vie (ou de survie) dans les tranchées ou à l’arrière-front le permettent.

C’est le moyen de faire comprendre ou partager aux proches restés à l’arrière, mais aussi aux camarades à qui l’on offre des tirages papier ou avec qui on échange des clichés, cette expérience à part qu’est la guerre. En 1939-1940 – tout particulièrement pendant la période de la « Drôle de Guerre » –, en 1944 au moment des combats de la Libération, en Indochine, en Algérie, comme lors des OPEX menées plus récemment par les armées françaises, la pratique s’est non seulement maintenue mais encore développée avec la démocratisation de la photographie.

En Afghanistan, tireurs d'élite du 2e régiment étranger d'infanterie en 2005. Wikicommons.

Plusieurs remarques s’imposent cependant. Il convient tout d’abord de noter que l’attention portée par les historiens à ces photographies amateurs postérieures à la Grande Guerre reste pour l’instant limitée. On ne trouve guère de réflexion universitaire sur le sujet.

Il faut ensuite tenir compte de la « révolution technologique » que constitue le passage au numérique au cours des 15 dernières années, que ce soit pour les images fixes ou pour la vidéo. Là où l’argentique imposait une certaine prise de vue sélective, en raison de son coût relatif, le numérique a permis de nouvelles pratiques… et de nouveaux types de témoignages, y compris à destination d’un très large public, via le net. Le documentaire C’est pas le pied la guerre ? Journal de soldats français en Afghanistan, diffusé il y a quelques années sur France-Télévision, en est une parfaite illustration . Les caméras numériques type Go Pro sont entrées dans le quotidien des combattants durant les conflits afghans et irakiens : il suffit, pour s’en convaincre, de chercher « Go Pro Afghanistan » sur YouTube. Avec tous les « risques » que cela implique : l’affaire d’Abu-Ghraïb a été révélée par des images amateurs…

Enfin, associés à internet et aux réseaux sociaux, mini-caméras numériques et smart-phones ont, au cours des dernières années, permis à ces « preneurs d’images » amateurs d’avoir une influence qui n’était pas la leur par le passé. Une bonne partie des images qui nous viennent actuellement de Syrie transitent par ce biais… avec toutes les questions que cela peut poser, bien évidemment, en termes de localisation, de datation, en un mot de « fiabilité ». Les différents partis en présence l’ont bien compris. 

Bref, on l’aura compris, l’intérêt d’un tel élargissement est aussi, pour une part, de pouvoir donner des clefs de compréhension au grand public qui se trouve confronté à des images – photographies ou vidéos – illustrant dans les médias les conflit les plus contemporains.

 

La journée d’études Sur le Vif ! Guerre et images amateurs de 1914 à nos jours, se tiendra à l’Espace Ouest-France, 38, rue du Pré-Botté à Rennes, le 12 novembre prochain. L’entrée est libre sous réserve de places disponibles.