Célébrer l’Union pour mieux masquer le reste ? Le 4 juillet 1918 en Bretagne

On ne le dira jamais assez, commémorer n’est pas un acte anodin. Lorsqu’on célèbre une date historique, c’est pour s’en saisir afin de délivrer un message bien spécifique, stratégie qui, du reste, n’est pas toujours gagnante et peut se révéler à l’occasion désastreuse. C’est en cela que la mémoire est l’outil politique du temps présent et constitue, pour l’historien, un terrain éminemment fertile. La grandiose célébration du 4 juillet 1918, jour de l’indépendance américaine, le rappelle parfaitement, ces festivités ressemblant à bien y regarder de plus près à l’arbre qui ne parvient pas vraiment à cacher la clairsemée forêt des relations entre Paris et Washington.

Carte postale. Colletion particulière.

Pourtant, là n’est pas l’impression qui prédomine en ouvrant la presse bretonne du 5 juillet 1918. Sur cinq colonnes en pleine une, L’Ouest-Eclair affirme au-dessus d’un portrait de Woodrow Wilson que « les Alliés célèbrent la Fête nationale américaine »1. A Brest, La Dépêche consacre aussi toute sa première pageà l’événement tandis qu’à Lorient Le Nouvelliste l’affiche également en une, mais seulement sur deux colonnes2. Il est vrai que le rythme de parution de ce titre n’est pas quotidien et que, sorti le 6 juillet 1918, ce numéro doit sans doute se consacrer à d’autres actualités plus « fraîches ». Quasiment tous ces journaux insistent néanmoins sur l’inauguration, à Paris, de l’avenue du Président Wilson, anciennement avenue du Trocadéro, baptême censé symboliser l’Union sacrée qui règne entre la France et les Etats-Unis

La péninsule armoricaine n’est pas à part de ce mouvement commémoratif, bien au contraire. A Brest, La Dépêche expose par le menu la grande revue qui se déroule sur le cours Dajot, parade mêlant fantassins et marins américains et français, comme pour mieux transmettre l’idée d’une fraternité d’armes. A Lorient, Le Nouvelliste affirme que nulle part ailleurs que dans le port morbihannais la célébration de « L’Independence Day » fut « l’occasion d’un enthousiasme plus sincère, d’un afflux populaire plus considérable, d’une sympathie plus chaude et plus manifeste ». Faut-il attribuer cet engouement à la plume du journaliste ou au fait que les Américains sont moins nombreux dans cette région que dans l’estuaire de la Loire et que la population dispose probablement de moins de raisons de se plaindre de leur présence ? La documentation en notre possession ne nous permet pas pour l’heure de trancher. On sait néanmoins qu’à Nantes et Saint-Nazaire, Paul Bellamy et Louis Brichaux font placarder sur les murs de leurs villes respectives des affiches incitant la population à participer aux célébrations du 4 juillet 1918. Mais dans le port ligérien, comme si déjà une certaine défiance semblait s’installer, la foule présente pour assister à la revue sur le boulevard de l’Océan ne paraît pas beaucoup plus dense que lors des 14 juillet de la Belle époque3.

Sans doute faut-il alors se remémorer les propos de Jean-Jacques Becker pour qui les concerts patriotiques de l’été 1914 ne sauraient à eux-seuls résumer le climat de l’entrée en Grande Guerre, le grand historien insistant notamment sur l’effet de masse et le rôle de l’alcool dans l’électrisation des foules4. Les célébrations lorientaises, brestoises et nazairiennes du 4 juillet 1918 restent en effet des phénomènes qui bien que réels n’en sont pas moins éminemment limités dans le temps et dans l’espace. On sait d’ailleurs qu’à Rennes, « la fête américaine n’a été marquée […] par aucune cérémonie officielle » même si de nombreuses rues et édifices publics du chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine sont pavoisés aux couleurs franco-américaines5.

Carte postale. Colletion particulière.

Dès lors, sans doute faut-il mettre en perspective ces proclamations officielles de l’unité franco-américaine. Il est vrai que du point de vue de la population bretonne, l’expectative semble de mise. Arrivés à partir de la fin du mois de juin 1917, les Doughboys commencent à peine à donner leur pleine mesure sur le champ de bataille, bien loin des plus folles aspirations qu’ils ont pu susciter au moment de leur entrée dans le conflit. Pire sans doute, le contexte apparait encore très critique en ce 4 juillet 1918 : les Allemands ont réussi à percer ce front que nul ne parvient à rompre pendant des années de guerre de positons et, pour tout dire, jamais depuis août 1914 la victoire n’a paru aussi lointaine. Le bombardement de l’église Saint-Gervais, le 29 mars 1918, parait de ce point de vue bien dire toute la fragilité française. En réalité, l’affirmation de l’unité indéfectible entre Paris et Washington tient plus de l’incantation, de la tentative de remobilisation des consciences, que de l’analyse factuelle. Là encore, la marge de manœuvre n’est pas immense puisque Clemenceau, revenu au pouvoir depuis la fin de l’année 1917, et Wilson, ne partagent pas nécessairement les mêmes vues en ce qui concerne les « buts de guerre ». Ceux défendus par le locataire de la Maison blanche sont d’ailleurs exposés par L’Ouest-Eclair en ce 5 juillet 1918. Dès lors, quand les divergences politiques du moment ne permettent plus d’avancer, c’est bien la mise en scène d’une relation historique franco-américaine, récit mythique sur fond de Lafayette et de guerre d’indépendance, qui prend le relais. D’ailleurs, en ce 4 juillet 1918, une délégation américaine se rend au cimetière parisien de Picpus sur la tombe du « chevalier de la Liberté », comme un an auparavant le général Pershing lorsque furent prononcées les célèbres paroles : « Lafayette nous voilà ! »6

Erwan LE GALL

 

 

1 « Les Alliés célèbrent la Fête nationale américaine », L’Ouest-Eclair, 19e année, n°5823, 5 juillet 1918, p. 1.

2 « La Fête nationale américaine », La Dépêche de Brest, 32e année, n°12 022, 5 juillet 19418, p. 1 ; « La Fête de l’Indépendance américaine », Le Nouvelliste de Lorient, 2e année, n°56, 6 juillet 1918, p. 1.

3 Pour de plus amples développement on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018, p. 109-113.

4 BECKER, Jean-Jacques, 1914, Comment les français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977. 

5 « La Fête américaine », », L’Ouest-Eclair, 19e année, n°5823, 5 juillet 1918, p. 3.

6 « Hommage américain aux manes de Lafayette », La Dépêche de Brest, 32e année, n°12 022, 5 juillet 19418, p. 1.